Quand les astronomes « font parler » la lumière
Weave, un spectrographe capable d'analyser la lumière de 1.000 corps célestes à la fois, va prochainement entrer en service. Les chercheurs espèrent, grâce à lui, mieux connaître le passé mouvementé de notre galaxie.
« Nous ne pourrons jamais connaître, par aucun moyen, la composition chimique des étoiles », affirmait avec un peu trop d'assurance, en 1835, Auguste Comte. Moins d'un quart de siècle plus tard, l'arrivée à maturité d'une technique d'analyse de la lumière, la spectroscopie, lui a infligé un cruel démenti. Et la spectroscopie est vite devenue l'outil de prédilection des astronomes pour scruter l'univers.
C'est encore le cas aujourd'hui. « La majeure partie des travaux en astrophysique sont basés sur les données recueillies par l'une ou l'autre des diverses catégories de spectrographes, et ce dans tous les domaines du spectre électromagnétique, des ondes radio aux rayons X et gamma », assure Piercarlo Bonifacio.
Astrophysicien à l'Observatoire de Paris, Piercarlo Bonifacio est le responsable national du dernier né de ces spectrographes, dont la communauté attend beaucoup. Weave, c'est son nom, mobilise à lui seul une centaine de chercheurs de dix pays (pour l'essentiel européens). Installé sur le télescope William-Herschel de l'Observatoire du Roque de los Muchachos, sur l'île de La Palma, aux Canaries, il devrait commencer sa campagne d'observations d'ici à la fin de l'année. De l'étude détaillée de notre propre galaxie, la Voie lactée, à l'analyse de la lumière émise par les sources les plus éloignées de nous dans l'espace et dans le temps, tels les quasars, la liste est longue des objectifs scientifiques assignés à cet instrument majeur.
« Univers-îles »
Depuis une trentaine d'années, la spectroscopie a pris un nouveau tournant - et un nouvel essor - avec l'avènement et la montée en puissance des spectrographes multi-objets, capables de décomposer la lumière de plusieurs astres à la fois. C'est grâce à cette avancée technologique que, au milieu des années 1990, notre connaissance de l'univers a subitement fait un bond de géant.
« Jusqu'à cette date, raconte François Hammer, astrophysicien à l'Observatoire de Paris, on ne savait pas grand-chose de ce qui se trouvait autour de nous au-delà d'une sphère de 2 milliards d'années-lumière de rayon. » Mais le relevé du ciel opéré par l'un des premiers spectrographes multi-objets, baptisé « MOS » et installé sur le télescope Canada-France-Hawaï (perché à plus de 4.200 mètres d'altitude au sommet du volcan Mauna Kea, à Hawaï), a radicalement changé la donne.
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Ce relevé, entré dans les annales de l'astrophysique sous le nom de Canada-France Redshift Survey, a permis d'un seul coup d'identifier et de caractériser un millier de galaxies lointaines, certaines si distantes qu'on les observe telles qu'elles étaient il y a 8 milliards d'années, quand l'univers n'avait que 40 % de son âge actuel. Grâce à ce relevé historique, il est devenu incontestable que la Voie lactée et sa majestueuse voisine Andromède ne sont pas des exceptions dans l'immensité du cosmos.
Celui-ci fourmille littéralement de galaxies, dans toutes les directions, à toutes les profondeurs ou presque. Leur nombre est aujourd'hui estimé à quelque 200 milliards, soit à peu près autant qu'il y a d'étoiles dans la seule Voie lactée… Voilà qui aurait fait rêver le philosophe Emmanuel Kant, premier à émettre l'hypothèse de l'existence de ces « univers-îles » répartis dans le vide intergalactique.
Un large champ de vue
Rolls-Royce de la spectroscopie multi-objet, Weave, qui bénéficiera de toute la lumière collectée par les 4,2 mètres de diamètre du télescope William-Herschel, se distingue de ses nombreux prédécesseurs - tel l'instrument Giraffe, installé en 2002 sur le Très Grand Télescope, au Chili, et toujours en service - par un large champ de vue de 2 degrés (soit quatre fois le diamètre apparent de la Lune) et, surtout, par son grand multiplex : grâce à ses 1.000 fibres optiques, il sera capable d'analyser la lumière de 1.000 cibles à la fois. Mille yeux en un, en quelque sorte.
Voie lactée : la longue histoire de notre « univers-île »
Soixante-dix pour cent du temps d'observation de ce puissant oeil à facettes serviront à faire ce que les astrophysiciens appellent de l'« archéologie galactique » : comprendre comment la Voie lactée s'est formée, comment elle a évolué et comment elle évolue encore. Pour cet aspect essentiel de sa mission, Weave ne travaillera pas seul.
Ses données viendront en complément de celles recueillies, depuis l'espace, par un autre instrument européen de première importance, le satellite Gaia, lancé en 2013. En complétant les données astrométriques de Gaia par les données spectroscopiques de Weave, les astrophysiciens vont pouvoir passer d'une vision en deux dimensions à une vision en trois dimensions de notre galaxie.
L'existence mouvementée de la Voie lactée
Cette quête de la troisième dimension (la profondeur) constitue l'une des deux raisons pour lesquelles les astrophysiciens ont tant besoin de décomposer la lumière émise par un astre et d'analyser son spectre : grâce au décalage des raies spectrales vers le bleu ou vers le rouge par effet Doppler, il est en effet possible de mesurer la vitesse - dite « vitesse radiale » - avec laquelle cet astre se rapproche ou s'éloigne de nous, le long de la ligne de visée.
Ainsi, la dynamique interne de la Voie lactée peut-elle être reconstituée, en 3D. La seconde raison tient à ce que n'avait pas anticipé Auguste Comte en 1835 : la lecture de ces mêmes raies spectrales fournit aux astrophysiciens la liste des éléments chimiques avec lesquels la lumière a interagi avant d'arriver jusqu'à nous.
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En 2018, cette combinaison d'informations sur les vitesses radiales et les compositions chimiques des étoiles a déjà permis aux astrophysiciens, grâce aux données fournies par Gaia et des instruments au sol, de répondre à une vieille question restée longtemps pendante : non, la longue existence de la Voie lactée n'a pas été de tout repos ; oui, elle est bel et bien entrée en collision avec une autre galaxie, comme on le suspectait.
Cela s'est passé il y a 10 milliards d'années et si Gaia-Enceladus - la visiteuse galactique avec laquelle la Voie lactée a alors fusionné - a disparu en tant que galaxie distincte, son passage à travers la nôtre a néanmoins laissé des traces, encore visibles aujourd'hui.
Qui sait quels autres progrès les mille yeux de Weave nous feront encore faire, que ce soit dans la connaissance de notre propre « univers-île » ou dans celle des confins du cosmos ?