article de Xavier Lafargue (journaliste à la Tribune de Genève) 6.02.2024
Projet pharaonique à Genève
La construction d'un tunnel de 91 km suscite d'énormes craintes
A l'heure de l'urgence climatique, le projet de nouveau collisionneur de particules mené par le CERN soulève de nombreuses questions. Quels sont les enjeux de ce dossier hors norme, alors que l'étude de faisabilité avance?
Assurément, c'est un mastodonte! Imaginez un tunnel creusé à 200 mètres de profondeur en moyenne, formant une boucle d'environ 91 km de circonférence agrémentée de 13 profonds puits avec 8 sites en surface. Encerclant le Salève (ndt: montagne au Sud de Genève), il passerait sous le lac Léman et les campagnes françaises et suisses de la Rive Sud, flirtant avec Annecy pour revenir à Meyrin!(site du CERN).
Ce projet, c'est le FCC, pour Futur collisionneur circulaire. Son étude est conduite par le CERN, le Centre européen de recherche pour la physique des particules. Cet ouvrage de très haute technologie est censé, à terme, succéder à ses "petits" prédécesseurs, le LEP et le LHC. Si on l'évoque aujourd'hui, c'est parce que le CERN mène actuellement une vaste étude de faisabilité.
Où en est-on avec ce dossier qui suscite déjà de grandes craintes et soulève de nombreuses questions, notamment en termes d'urgence climatique et de consommation énergétique? Chef de l'étude de faisabilité du FCC, le Dr Michael Benedikt nous répond.
-Quel est le calendrier à venir et a-t-on une idée de la date de mise en fonction du FCC, si le projet se concrétise?
- Nous sommes à mi-parcours concernant l'étude de faisabilité, qui devrait s'achever dans la deuxième moitié de 2025. Mais nous avons d'ores et déjà choisi de communique les premiers détails de l'étude. Une fois qu'elle sera finalisée, il y aura une mise à jour de la stratégie européenne sur la physique des particules afin de définir des priorités. Le projet sera ensuite affiné à l'horizon 2027-2028, des discussions auront lieu avec la Suisse et la France, ainsi que tous nos partenaires externes. Puis nous disposerons de trois à quatre ans pour définir le "design" de l'ouvrage et signer les contrats avec les entreprises. Les travaux pourraient commencer vers 2032-2033. Le FCC serait alors opérationnel vers 2045-2048.
-A ce stade, selon vous, les premières conclusions de l'étude de faisabilité sont-elles positives?
- Oui, assez positives dans tous les domaines: l'implantation, le génie civil, la géologie(où nous collaborons ave l'Université de Genève) et la conception technique de l'accélérateur de particules, pour laquelle nous avons crée un programme spécifique en collaboration avec l'Université de Genève (UNIGE), l'Ecole polytechnique fédéral de Lausanne (EPFL), l'Ecole polytechnique fédéral de Zurich (EPFZ) et l'Institut Paul Scherrer (PSI), plus grande centre de recherche suisse pour les sciences naturelles et les sciences de l'ingénierie notamment.
- Quels sont vos interlocuteurs concernant la réalisation du projet?
- Des échanges ont déjà eu lieu avec le Canton de Genève et ses différents services, les préfectures de l'Ain et de la Haute-Savoie et leurs services techniques ainsi qu'en 2022 avec la quarantaine de communes concernées, dont dix en Suisse. Bien évidemment, nous discutons aussi avec la Confédération et la France, Etats hôtes, et nos Etats membres.
- Concrètement, que peut-on attendre du FCC?
- Cet accélérateur va créer les conditions qui nous permettront, entre autres, d'être beaucoup plus précis dans toutes nos mesures de particules, y compris le boson de Higgs, découvert récemment. Il faut imaginer des améliorations de 'un facteur de 10 à 100, c'est considérable! Cela servira à mieux comprendre notre univers et peut nous permettre de trouver des phénomènes qu'on ne peut pas voir actuellement, à la recherche d'une nouvelle physique. Plus simplement, on estime aujourd'hui que l'on décrit environ 5% de l'Univers. Pour mieux le connaître, on a besoin de davantage de précisions dans nos données de calcul. C'est ça, l'enjeu du FCC.
- Reste qu'à l'heure de l'urgence climatique, ce projet paraît hors-norme en termes d'impact écologique, non? Vos opposants avancent le chiffre de 20 millions de tonnes de CO2 émises d'ici à 2055.
- Encore une fois, on est à mi-parcours de l'étude de faisabilité, qui a pour objectif de confirmer l'implantation du FCC et adapter les "designs" des installations. Le calcul des émissions de CO2, n'interviendra qu'à la fin de l'étude. Nous aurons des analyses spécifiques chiffrées d'ici à l'année prochaine. Et avant que le FCC ne soir opérationnel, les choses vont beaucoup évoluer.
- On parle d'une consommation comparable à celle d'une ville de 700'000 habitants, d'une consommation électrique annuelle de 4 TW/h...
- Ce n'est pas exact. La consommation électrique totale du CERN avec le FCC est évaluée à 2, voire 2,1 TW/h par an dans sa première phase, soit un petit peu plus que le CERN avec le LHC actuel, mais avec un accélérateur de particules énormément plus performant et efficace. Le CERN améliore continuellement l'efficacité énergétique de ses installations. Nous avons des programmes dédiés à cela et nous travaillons étroitement avec l'industrie européenne. J'ajouterai, par exemple, que nos recherches sur les supraconducteurs à très haute température pour les aimants devraient permettre de ne plus consommer, ou presque plus, d'énergie électrique. Et cela aura des répercussions pour l'industrie. Par ailleurs, l'énergie dégagée sera transformée en chaleur. A ce titre, nous avons développé un projet pilote sur le LHC qui permettra d'alimenter en chaleur des immeubles à Ferney(France). Avec le projet FCC à l'horizon 2040, nous avons du temps pour optimiser cette technologie. Donc, on pourra encore diminuer le bilan net de la consommation de celui-ci.
- On évoque enfin un coût, là encore hors-norme, de l'ordre de 60 milliards d'euros...
- Non, la dernière mise à jour de l'estimation des coûts avoisine les 15 milliards d'euros pour la première phase, qui inclut la construction totale du FCC pour accélérer des électrons et de ses infrastructures, y compris les sites de surface techniques, le refroidissement, l'accélérateur et la contribution du CERN aux détecteurs. Il faut préciser encore qu'à l'horizon 2075, on passerait aux protons, ce qui veut dire que le tunnel serait réutilisé pour un super LHC dans une deuxième phase. La première phase d'exploitation sera dédiée aux électrons comme dans le LEP qui a précédé le LHC mais avec, je le rappelle, énormément plus d'intensité, donc de précision.
- Combien de personnes travaillent actuellement à ce gigantesque projet?
- Au CERN, l'équivalent de 40 personnes à plein temps travaillent sur l'étude de faisabilité, mais on peut estimer que 150 personnes au total suivent ce projet, ainsi que de nombreux étudiants et postdoctorants, environ 60. Et c'est sans compter la collaboration internationale composée d'universités, d'instituts de recherche et de partenaires industriels du monde entier, avec au moins 150 peronnes de plus impliquées dans cette étude.